Quand la qualité devient un problème stratégique
Le 18 juin 1964, Éric Tabarly, jeune Enseigne de Vaisseau de la Marine nationale, remporte la Transat anglaise en solitaire et pulvérise le record de la traversée de l'Atlantique à la voile en 27 jours de mer. Cette victoire incroyablement médiatique allait donner naissance à la grande aventure française de la plaisance.
Pendant ce temps-là, un jeune ingénieur rochelais, Michel Dufour, préparait le lancement du premier voilier de très grande série construit en composite de fibre de verre : le Sylphe.
Soixante ans plus tard, cette industrie qui a réussi sa démocratisation technique se trouve confrontée à un paradoxe stratégique redoutable : elle est devenue victime de sa propre excellence.
L'âge d'or : L'innovation technologique, le rêve se démocratise
Les années 1970 marquent une rupture fondamentale. Avant, la plaisance était l'affaire d'une minorité fortunée naviguant sur des bateaux construits à l'unité, artisanalement, en bois. Coûts prohibitifs, univers feutré des cercles nautiques, des sociétés de régates et des yacht clubs.
L'introduction massive du polyester et de la fibre de verre change tout. Michel Dufour ouvre la voie en 1967 avec l'Arpège : plus de 1500 unités produites en dix ans. La construction en série devient possible, les coûts baissent, la diffusion s'élargit.
Ce qui se joue alors n'est pas seulement une évolution industrielle. C'est l'accès à un espace de liberté pour toute une génération. Acheter un petit voilier dans les années 70-80, c'était s'offrir des rêves de tropiques, de liberté, d'évasion. C'était exactement ce qu'est aujourd'hui l'achat d'un van aménagé pour les jeunes adultes : pas juste un véhicule, mais un mode de vie, une promesse d'autonomie, une échappatoire au quotidien.
La différence ? Le voilier de 7 mètres des années 70/80/90 était accessible à un jeune couple avec quelques économies. Le van aménagé d'aujourd'hui reste dans des budgets raisonnables. Le voilier d'entrée de gamme en 2025 ? Hors de portée pour cette même population.
Les grands acteurs industriels français structurent le secteur : Bénéteau, pionnier du polyester avec sa gamme First puis Oceanis, rachète Jeanneau en 1995. Jeanneau développe les modèles emblématiques Sangria et Sun Odyssey. Dufour, pionnier du composite, s'impose comme exportateur majeur.
Autour de ces fleurons naissent des dizaines de chantiers à échelle artisanale ou semi-industrielle. Kirié, Jouet, Kelt, Arcoa, CNSO... Pratiquement aucun n'a survécu.
L'État se mobilise. Tous les littoraux s'équipent de ports de plaisance. Autour de ces marinas, de véritables villes naissent : La Grande Motte, Port Camargue. C'est un aménagement du territoire massif qui accompagne le boom de la plaisance.
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Tout ce succès contenait pourtant les germes de son propre déclin. Car faire trop bien son travail, dans certaines industries, c'est se condamner à ne le faire qu'une fois.
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Le paradoxe : trop bien fichue pour être rentable
Voici le piège stratégique. Une coque polyester/fibre de verre dure entre 30 et 50 ans avec un entretien soigné. Les voiles et équipements s'useront plus vite, mais leur remplacement ne suit aucun plan d'obsolescence programmée.
Et pour cause : un bateau est un produit où la sécurité est vitale. La législation impose un suivi strict du matériel obligatoire, des dates de péremption, de l'état général de l'embarcation. Toute stratégie commerciale visant à programmer une obsolescence serait non seulement inacceptable, mais illégale. On ne triche pas avec la sécurité en mer.
Cette excellence technique crée un effet de bord massif : le marché de l'occasion devient extraordinairement dynamique. Les bateaux de 15 ou 20 ans sont souvent en excellent état. Pourquoi acheter neuf quand un modèle de 2005 parfaitement entretenu fait admirablement le travail à un tiers du prix ?
La robustesse du produit limite donc structurellement la fréquence de remplacement. C'est exactement l'inverse du modèle économique de l'automobile ou de l'électronique grand public, où l'obsolescence garantit un cycle de renouvellement prévisible.
L'effondrement : les chiffres ne mentent pas
Le déclin commence au début des années 2000, s'accélère avec la crise de 2008, puis se poursuit sans relâche. Entre 2023 et 2024, les immatriculations chutent de 23 %. Les secteurs les plus touchés : petites unités à moteur de moins de 7m (-27 %) et voiliers de 7 à 10 m (-28 %).
Le prix moyen d'un voilier neuf de moins de 9 mètres dépasse aujourd'hui allègrement les 100 000 euros hors équipement de sécurité et options indispensables. L'entrée de gamme de Jeanneau, le Sun Odyssey 350 (10,5 mètres), est proposée à un tarif de base aux alentours de 160 000 euros. Auquel il sera opportun d'ajouter quelques dizaines de milliers d'euros supplémentaires pour l'adapter au programme choisi.
Pour comparaison, cela représente le prix actuel de deux ou trois Vans neufs bien équipés pour le voyage au long cours. De quoi décourager les velléités des jeunes investisseurs.
Considérons l'évolution sur quarante ans. En 1985, l'entrée de gamme voile-croisière du même chantier, le Fantasia, un petit voilier de 8 mètres né sous le crayon de Philippe Harlé, se vendait 130 000 francs. Soit 19 825 euros nominaux. En tenant compte de l'inflation cumulée entre 1985 et 2025, cette somme équivaut à environ 40 000 à 43 000 euros de pouvoir d'achat actuel.
L'entrée de gamme actuelle coûte quatre fois plus cher en pouvoir d'achat réel.
À cela s'ajoutent les coûts de fonctionnement (entretien, amarrage, assurance, etc.) qui représentent environ 8 à 10 % de la valeur du bateau chaque année. Face à ces montants, les particuliers se retirent massivement des achats neufs.
La mutation forcée : entre pivot B2B et saturation des ports
Les constructeurs l'ont compris : le modèle historique B2C est en train de s'écrouler. La mutation vers le B2B n'est pas un choix, c'est une nécessité.
Les nouveaux clients ? Des flottes professionnelles, des sociétés de location, des gestionnaires de boat sharing, des plateformes numériques. Ces acteurs investissent dans des modèles neufs haut de gamme pour assurer durabilité, confort et attractivité auprès de leurs utilisateurs finaux. Les volumes unitaires par client augmentent, les exigences techniques évoluent, la relation commerciale se professionnalise.
Mais cette mutation se heurte à un obstacle physique majeur : les ports de plaisance français sont saturés. Construits dans l'euphorie des années 70-80, ils sont aujourd'hui pleins. Mais pas de bateaux neufs qui circulent. Par des unités de 30, 40, voire 50 ans, dont les propriétaires ne veulent ni se séparer ni investir dans un refit en profondeur.
L'attachement affectif est réel. Le bateau représente des souvenirs, un projet de vie, une promesse de liberté. Mais l'offre de reconditionnement cohérente est quasi inexistante, sauf rares exceptions. Résultat : des milliers d'unités qui vieillissent sur place, occupent les places d'amarrage, et bloquent physiquement le renouvellement du parc.
C'est un embouteillage infrastructurel qui paralyse toute la filière. Les nouveaux acheteurs potentiels ne trouvent pas de place. Les loueurs professionnels doivent attendre des années pour obtenir un amarrage. Le secteur est coincé, littéralement.
Ce que j'en pense
La construction navale française a créé des produits d'une durabilité exceptionnelle, dans un secteur où la sécurité interdit toute obsolescence programmée. Le résultat ? Un marché de l'occasion florissant qui cannibalise les ventes neuves et des ports saturés par des unités vieillissantes.
Trois pistes pour sortir du piège : pivoter vers le B2B avec les flottes professionnelles, monétiser l'usage via des services récurrents, ou innover sur l'existant avec le refit. Certains constructeurs comme Alubat (voiliers OVNI) ouvrent des départements dédiés. Des acteurs comme Reboat reconditionnent structurellement des unités anciennes.
Les grands constructeurs doivent repenser fondamentalement leur modèle économique. Les petits chantiers ont compris que l'innovation, technique mais également sociétale, était leur unique planche de salut. Ils ont une idée à la minute et grâce à ce flot constant de nouveaux concepts, aussi vite adoptés qu'abandonnés, ils réussissent tant bien que mal à tirer leur épingle du jeu.
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Sans transformation rapide du secteur, la plaisance pourrait bien revenir à son état initial d'avant les années 60/70 : élitiste, réservée à une classe aisée, passionnée et prête à des sacrifices pour naviguer. "La mer enfin accessible à tous" comme le disaient les pubs d'époque, pourrait bien n'avoir été qu'une brève parenthèse économique.
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Didier Huc • Conseil en stratégie d'entreprise
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