Didier Huc - Stratégie
De la complexité à la clarté décisionnelle
Étude de cas 10 novembre 2025 Temps de lecture : 15 minutes

Prendre un ris pour laisser passer l'orage

Quand ton unique client peut changer de continent du jour au lendemain

Pour la petite histoire...

C'était un matin de début septembre. Frédéric m'envoie un mail trois jours avant notre visio habituelle. Objet : "Besoin de ta vista - tensions qui montent". Je souris en le lisant. Frédéric, c'est un géologue de la vieille école, soixantaine bien tassée, qui a passé plus de temps à parcourir le continent africain que dans son bureau du BAB. On se connaît depuis cinq ans. Ce qu'il apprécie dans notre relation :

"Toi tu vois venir les emmerdes de loin, en fait t'es mon radar à emmerdements. Moi je peux pas faire ça. J'ai trop les mains dans le cambouis."

Le mail était sobre : contexte géopolitique France-Afrique qui se tend, budget du client qui se resserre, transition énergétique qui accélère. Et cette phrase, au milieu :

"Je ne suis pas inquiet pour demain. Mais je veux être prêt si ça tourne mal."

Voilà. Frédéric n'était pas en difficulté. Il voulait juste qu'on anticipe ensemble ce que personne ne voit encore venir.

Une belle mécanique... avec un point faible structurel

Frédéric dirige une PME d'expertise en géophysique et services techniques pour l'exploration pétrolière et minière offshore. Quinze personnes au siège du Pays Basque français, cinquante en Afrique réparties sur plusieurs pays. Des équipes mixtes locaux-expatriés, un savoir-faire pointu, une réputation blindée dans le métier. Chiffre d'affaires qui dépasse les 8 millions d'euros. Trésorerie confortable.

Et surtout : vingt-cinq ans de relation avec le même grand groupe pétrolier international. Pas un contrat précaire, non. Une vraie relation symbiotique. Frédéric connaît les processus du groupe par cœur, ses exigences, ses standards. Le client sait qu'avec lui, pas de surprise, pas de dérive qualité.

Sauf que.

Sauf que cette force est aussi une fragilité structurelle absolue : 100% du chiffre d'affaires dépend d'un unique donneur d'ordres. Et cet unique donneur d'ordres peut décider demain matin de recentrer ses investissements exploration sur la mer du Nord, le golfe du Mexique ou l'Asie du Sud-Est. Pas par caprice. Par logique stratégique.

"Les signaux s'accumulent. Les tensions diplomatiques France-Afrique. Les économies annoncées par le groupe - 7,5 milliards de dollars sur 2026-2030. Le pivot vers les renouvelables. Je ne veux pas me réveiller un matin avec cinquante personnes à repositionner sur un continent qui n'intéresse plus personne."

Diagnostic : l'inquiétude lucide d'un dirigeant qui voit loin

On a passé deux heures ensemble, ce matin-là. Frédéric avait fait ses devoirs. Il connaissait les chiffres : investissements du groupe en Afrique offshore qui restent significatifs (Congo, Gabon, Namibie), mais budget global en contraction. Il avait lu les communiqués sur la montée en puissance des renouvelables : 4 milliards de dollars par an, objectif 100 GW installés en 2030. Il avait capté que les fossiles restent majoritaires dans les investissements (70%), mais que la sélectivité devient brutale.

Ce qui l'inquiétait vraiment, ce n'était pas la disparition brutale. C'était l'érosion progressive. Ou pire encore : le pivot géographique imprévu, dicté par une crise diplomatique ou une opportunité stratégique ailleurs.

Je lui ai posé la question cash : "Concrètement, aujourd'hui, si ton client te dit demain 'on se retire d'Afrique de l'Ouest', tu tiens combien de temps ?"

Silence. Puis : "Avec ma trésorerie actuelle, je tiens un an sans nouvelles missions. Peut-être dix-huit mois en serrant les boulons. Après, je commence à saigner."

Voilà le vrai diagnostic. Pas une entreprise en difficulté. Une entreprise structurellement exposée à un risque systémique qu'elle ne contrôle pas. Cinquante personnes en Afrique, c'est un actif magnifique quand l'activité tourne. C'est un boulet de 3 à 4 millions d'euros de masse salariale annuelle si ça se grippe.

"Je ne veux pas tout changer. Ce qui fonctionne, on y touche pas. Mais je veux avoir des options si ça se complique. Je veux faire le dos rond en attendant que le climat s'éclaircisse."

La stratégie du dos rond : on va bosser ensemble sur les prochains mois

Sa décision est vite prise : on va prioriser cinq chantiers, menés en parallèle. Pas une mission classique. Plutôt un travail de construction méthodique d'options stratégiques et de marges de manœuvre.

Les 5 Chantiers Stratégiques

Chantier 1 : Alléger la structure de coûts sans toucher au cœur de métier

Avec 8 millions d'euros de CA et 65 personnes en tout, la masse salariale pèse lourd. Si le client serre les marges - et c'est déjà en cours avec les économies programmées - Frédéric doit pouvoir absorber sans dégrader la qualité de service.

On va travailler sur trois leviers :

  • Optimisation du mix locaux-expatriés en Afrique : réduire progressivement le nombre d'expatriés coûteux (salaire + avantages + logistique) au profit de montées en compétences des équipes locales. Pas un remplacement brutal, non. Une évolution progressive sur 18 mois.
  • Mutualisation des services support au siège français : facturation, administration, RH. On va identifier des doublons et des process artisanaux qui coûtent cher.
  • Renégociation ciblée avec les fournisseurs d'équipements et de logistique en Afrique. Frédéric paie certains prestataires sans mise en concurrence depuis dix ans.

Objectif chiffré : réduire les coûts fixes de 10% sur 18 mois, soit environ 650 000 euros, sans toucher à la qualité technique. Cible réaliste, atteignable, non traumatisante.

Chantier 2 : Calibrer un matelas financier de survie

Frédéric a une trésorerie confortable. Mais pas calibrée pour un scénario de rupture. On va travailler sur un plan de sécurisation financière :

  • Calibrage d'une trésorerie de sécurité équivalente à six à neuf mois de charges fixes, soit 3 à 4 millions d'euros mobilisables rapidement.
  • Optimisation du cycle BFR : négocier avec le client des délais de paiement plus courts (actuellement 60 jours), mieux gérer la trésorerie multi-devises en Afrique pour éviter les pertes de change.
  • Placement du surplus de tréso sur des supports court terme sécurisés, pour ne pas laisser dormir du cash improductif.

Frédéric me dit, à ce moment-là : "Si je sais que j'ai douze mois devant moi pour me retourner, je dors mieux. Et je prends de meilleures décisions." Exactement ça.

Chantier 3 : Préparer la flexibilité des équipes africaines

Cinquante personnes réparties sur plusieurs pays africains, c'est un actif extraordinaire... tant que l'activité est localisée là-bas. Mais si le client pivote vers la mer du Nord ou le Brésil, cet actif devient un handicap.

On va bosser sur plusieurs axes :

  • Cartographie des compétences transférables : qui, dans les équipes africaines, a des compétences géophysiques utilisables ailleurs (offshore européen, Amérique latine, Asie) ? On va identifier les profils redéployables.
  • Contrats locaux avec clauses de mobilité géographique : intégrer progressivement, dans les nouveaux contrats et renouvellements, des clauses permettant une mobilité hors zone Afrique si nécessaire.
  • Partenariats formation continue : faire certifier les équipes sur des standards internationaux (ISO, certifications sectorielles) pour faciliter leur employabilité ailleurs.

Objectif : 70% des effectifs africains redéployables hors zone en moins de six mois si nécessaire. Pas pour les virer. Pour leur offrir une suite professionnelle si Frédéric doit pivoter géographiquement.

Chantier 4 : Ouvrir des portes commerciales au-delà du client historique

Diversifier quand on a 100% de dépendance, c'est compliqué. Mais pas impossible. On va travailler sur une stratégie de prospection douce, sans froisser le client historique :

  • Veille systématique des appels d'offres des autres majors actifs en Afrique offshore : Shell, Eni, BP, Chevron. Identification des projets où les compétences de Frédéric sont pertinentes.
  • Networking ciblé lors des conférences sectorielles (Africa Oil & Gas, Africa Oil Week) pour créer des contacts qualifiés.
  • Dossiers de référence et capacités techniques prêts à envoyer, valorisant vingt-cinq ans d'expérience sans mentionner le client historique explicitement.

L'objectif n'est pas de signer un nouveau gros contrat dans les six mois. C'est plus humble : établir un ou deux contacts qualifiés avec d'autres majors dans les douze mois. Créer des options, pas remplacer le client historique.

"Je ne veux pas trahir mon client. Mais je veux avoir un carnet d'adresses au cas où."

Chantier 5 : Optimiser la structure juridique et fiscale

Avec des filiales et structures locales dans plusieurs pays africains, Frédéric a une complexité juridico-fiscale qu'il gère... sans jamais l'avoir vraiment optimisée. On va faire faire un audit par un cabinet spécialisé en fiscalité internationale :

  • Revue des structures locales : filiales versus succursales versus joint-ventures. Certaines structures ne sont plus adaptées, générant des surcoûts fiscaux.
  • Optimisation des flux financiers intra-groupe : prix de transfert, rapatriement de dividendes, sécurisation des conventions fiscales internationales.
  • Sécurisation juridique : certaines structures locales sont exposées à des risques de redressement ou de blocage administratif en cas de tensions politiques.

Gain potentiel identifié : 5 à 8% d'économie sur la charge fiscale globale, soit 400 000 à 600 000 euros par an. Et surtout, une flexibilité accrue pour rapatrier du cash rapidement si nécessaire.

Résultats attendus : des options stratégiques et une sérénité retrouvée

Le plan est posé. Les cinq chantiers vont se déployer sur les prochains mois, à des rythmes différents. Voici ce qu'on vise comme résultats mesurables :

Coûts structurels

Réduction visée de 10% des coûts fixes sur 18 mois, soit environ 650 000 euros d'économies

Optimisation du mix expatriés-locaux et renégociation fournisseurs

Matelas financier

Trésorerie de sécurité portée à 3 à 4 millions d'euros

Équivalent à sept à neuf mois de charges fixes

Flexibilité des équipes

Objectif de 70% des effectifs africains redéployables

Via certifications internationales et clauses de mobilité

Diversification commerciale

Établir un ou deux contacts qualifiés avec d'autres majors dans les douze mois

Créer des options sans remplacer le client historique

Optimisation juridico-fiscale

Gain fiscal attendu de 5 à 8%

Soit 400 000 à 600 000 euros par an avec flexibilité accrue

"Je ne suis plus dans l'inquiétude. Je suis dans l'anticipation. Si mon client pivote géographiquement, ça va faire mal, c'est sûr. Mais je ne serai pas pris au dépourvu. J'aurai des options. J'aurai du temps. J'aurai de la flexibilité. C'est exactement ce que je veux."

Ce qu'on peut en retenir pour d'autres dirigeants

Cette histoire avec Frédéric, c'est celle de beaucoup de PME sous-traitantes qui dépendent d'un grand groupe. Pas forcément le secteur pétrolier. Ça peut être Airbus et l'aéronautique, Thales et la défense, Renault et l'automobile. Le schéma est le même.

Première leçon

La dépendance à un gros client, ce n'est pas un problème tant que ça roule. Ça devient un risque systémique quand le contexte macroéconomique ou géopolitique se tend. Anticiper ce risque avant qu'il ne se matérialise, c'est la différence entre subir et piloter.

Deuxième leçon

"Faire le dos rond", ce n'est pas attendre passivement. C'est construire méthodiquement des marges de manœuvre : financières (trésorerie de sécurité), opérationnelles (flexibilité des équipes), commerciales (options de diversification), structurelles (optimisation coûts et fiscalité).

Troisième leçon

Quand on dépend à 100% d'un client, diversifier brutalement n'est ni réaliste ni souhaitable. En revanche, ouvrir des portes, créer des contacts, se rendre visible auprès d'autres donneurs d'ordres potentiels, c'est faisable. Et ça change tout dans la tête du dirigeant.

Quatrième leçon

Les équipes sont un actif... ou un passif, selon leur flexibilité. Investir dans leur certification, leur formation, leur mobilité géographique potentielle, c'est transformer un risque (masse salariale figée) en atout (compétences redéployables).

Cinquième leçon

La sérénité d'un dirigeant ne vient pas de l'absence de risques. Elle vient de sa capacité à voir venir les emmerdes de loin et à se préparer méthodiquement. C'est exactement ce que fait Frédéric. Et c'est ce que tout dirigeant sous-traitant devrait faire, surtout en 2025 où les contextes changent vite.

Le monde n'est pas devenu plus stable depuis notre première visio de septembre. Les tensions France-Afrique ne se sont pas apaisées. Le grand groupe n'a pas changé sa stratégie. Mais Frédéric, lui, dort mieux. Parce qu'il se prépare. Et dans un monde incertain, être prêt, c'est déjà une victoire.

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